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Rousseau et Rameau : un parricide

Il existe une grande théorie qui dit à la fois le déclin de l'esthétique classique française et l'apparition d'une autre esthétique. Le «point chaud» qui fut le lieu de leur affrontement est une scène : celle du grand opéra classique français, créé par Lully en 1674 et porté à sa perfection par Rameau jusqu'en 1764.

Au-delà de l'épisode enflammé et violent de la Querelle des Bouffons en 1762 se dessine un mouvement profond qui, en combattant l'intellectualisme et le sensualisme de l'esthétique classique, va situer la jouissance esthétique dans le domaine exelusif et éthéré de «l'âme sensible». Les plaisirs du corps et ceux de l'esprit se voient, et pour longtemps, supplantés par ceux de l'extase. Il n'est guère étonnant que le terrain musical se soit plus volontiers prêté à la bataille : il se trouve que le théâtre lyrique français représentait alors le point le plus fort, le plus voyant et le plus extrême de la grande esthétique classique. L'intraitable Rameau y avait réuni la sophistication d'une musique savante et calculée aux jouissances bien matérielles du théâtre des enchantements pour le plus grand plaisir «hommes de goûts» cartésiens, raffinés et sensuels. Homme des Lumières, raisonneur arrogant et talentueux, maître de son génie parce que maître de ses pensées, Rameau excellait à réjouir la raison et à enchanter le corps : on ne pouvait l'égaler ni le dépasser. Il fallait donc le tuer.

Rousseau construit une contre-théorie. Le jardin intimiste et élégiaque de Julie sera donc l'inverse du jardin français. Mais, parce qu'il est un très grand théoricien, Rousseau ne se contente pas d'égratigner le classicisme : il se doit de le viser et de l'atteindre an cœur. Dans sa critique impitoyable de l'opéra français, il combat aussi une esthétique générale et une conception du monde. De même que l'esthétique classique suppose la mobilisation d'une philosophie entière, de même la pensée musicale et esthétique de Rousseau suppose une théorie de la nature et de la vérité, une théorie de l'émotion, une théorie du langage : ells requiert la mise en place d'un ensemble philosophique complet.

Le noyau fondamental de cette contre-théorie est un concept de la Nature. Pour les classiques, la vérité de la Nature consiste en de pures relations objectives, des structures, des lois mécaniques qui s'expriment abstraitemeni en des rapports mathématisables. Aux yeux de Rousseau, la vérité de La Nature est au-delà d'une telle conception : elle est de l'ordre de ce que Jean Starobinski a appelé la «transparence». Derrière le rideau qui voile la vérité, on ne découvre pas des poulies. des pignons et des machines, ce sont des significations et des émotions originaires, telles qu'elles pouvaient circuler entre des hommes non pervertis.

Les classiques et Rousseau s'accordent, au moins sur une proposition : «la musique est naturelle». Mais ce qui semble les unir consacre au contraire leur divergence irréductible quant à l'origine et à la finalité de la musique, divergence qui prend presque toujours la forme d'un malentendu. Alors que Rameau construit toute sa conception de la musique comme objet naturel à partir de phénomènes physiques exprimés par une théorie à modèle mathématique (les sons, faits vibratoires dont l'analyse va révéler la nature essentiellerent harmonique), Rousseau admet comme axiome initial de sa propre théorie un phénomène de sens, de signification, un phénomène primitif essentiellement humain et parlant : la voix passionnée, dont l'inflexion est originairement mélodique. La plupart des divergences qui opposent ces deux conceptions de la musique sont intelligibles à partir de ces options initiales : on suppose des éléments premiers physiques d'un côté, et des éléments premiers émotifs de l'autre.

Par là est déductible bien entendu la fameuse opposition entre harmonie et mélodie, Dans l'harmonie, c'est-à-dire dans la nature structurale et pour ainsi dire « relationelle » des sons musicaux, Rameau voit l'essence méme du « corps sonore », telle que la fournit l'analyse physico-mathématique de la vibration, Un son est nécessairement formé de vibrations élémentaires (fondamentale, double quinte, triple tierce majeure) : c'est donc de là qu'il faut partir. Et si la musique est d'abord harmonique, cela entraîne deux conséquences. La première est qu'un musicien digne de ce nom ne saurait se dispenser de l'étude du non, de celle des lois essentielles du Corps sonore, lois que ne fournit pas l'oreille et que seule la lumière calculatrice de la raison est en mesure d'atteindre. La seconde est que, du fait de sa nature originairement vibratoire, le musique, même lorsqu'elle engendre des effets passionnels, demeure un phénomène corporel. Pour toucher l'âme humaine, elle doit nécessairement passer par la matérialité du tympan, cette membrane «passivement harmonique». Les effets émotifs qu'elle produit doivent dionc tre expliqués par vne théorie mécaniste des passions : ce sont les «agitations» du corps qui, en remuant «les esprits animaux», tirent les ficelles de la machine passionnelle, On aura reconnu la théorie cartésienne. La musique s'adresse donc aussi bien à l'intelligence qu'au corps : il n'y a là nulle contradiction, et l'esthétique classique fit de cette alliance son mot d'ordre constant.

Si, à l'inverse, la source de la musique n'est pas dans un phénomène physique et objectif, mais dans un « évènement moral» (l'expression spontanée de la voix passionnée), il va de soi que la mélodie et les inflexions linéaires du chant auront la primauté. C'est pourquoi RMousseau voit dans l'harmonisation de la musique le résultat d'un processus de décomposition et de dégradation parallèle à celui qu'ont dû selon lui subir les langues. L'Essai sur l'origine des langues donne en fait la clef théorique de la Lettre sur la musique française.

À l'origine (et il s'agit bien sûr d'une origine fictive et théorique, «plus propre à éclaircir la nature des choses» qu'à en découvrir la chronologie réelle), Rousseau pense la musique et la langue primitives comme des instruments de séduction et d'épanchement des émotions. La musique-poésie initiale, étant taillée directement dans l'étoffe du eœur humain, ne peut être dissociée des passions qui l'ont inspirée. Elle est de l'ordre d'une communication immédiate. La circulation des émotions n'a donc pas à s'embarrasser de calculs savants ni de médiations sensualistes : elle va au cœur à un autre par le chemin le plus direct. Le chant-langage primitif ouvre de plein pied sur le cœur d'autrui. Ainsi s'élabore chez rousseau l'idée limite d'une langue absolue et absolumenl transparente, une langue presque dénuée de pesanteur et de matière, sans articulations, sans détours. Qui pourra s'étonner alors qu'on ait retenu de la lecture de Rousseau les conséquences facilement anti-intellectualistes qu'elle légitime en un certain sens : si la musique est de pure effusion, elle réclame donc le silence de la raison... ? Comment, dans ces conditions, la musique est-elle parvenue à ce point de raffinement et de décomposition ? C'est que, poursuit Rousseau, par une double dégénérescence, musique et langue se sont à la fois perfectionnées et dégradées, Sous l'effet historique des médiations sociales, elles s'intellectualisent et s'articulent, elles se structurent et s'alourdissent. L'harmonisation de la musique et l'articulution des langues relèvent d'un processus pervers de rationalisation et dei matérialisation. Langue et musique deviennent toutes deux discnotinues et opaques, elles gagnent en distinction et en épaisseur, elles perdent en subtilité et en légèreté. L'histoire de cette dégénérescence retrace de quelle manière « Le chant devint par degrés un art entièrement séparé de la parole, dont il tire son origine : comment les harmoniques des sons firent oublier les inflexions de la voix  et comment enfin, bornée à l'effet purement physique des vibrations, la musique se trouva privée des effets moraux qu'elle avait produits quands elle était doublement le voix de la nature. Ainsi s'explique la trajectoire descendante qui précipite une mélodie transparente en une musique compliquée, «bruyante à l'oreille», une musique qui s'écrit, qui se calcule, prodigeusement riche en effets matériels el spectaculaires, mais dans laquelle Rousseau n'entend plus la trace du chant passionné. Il va de soi que toute la musique moderne est visée à travers celte profession de foi anti-intellectualiste et anti-sensualiste. Mais de toutes les musiques, la plus raffinée, la plus harmonisée, la plus somptueuse, la plus «civilisée» en un mot, c'est celle de Rameau : aussi Rousseau n'a pas de termes assez forts pour condamner (et pour adorer en même temps) celui qui ne consentit jamais à devenir son maître.

C'est en vain que Rameau, inlassablement, va raisonner, expliquant que toute mélodie, si simple soit-elle, suppose et sous-entend l'infrastructure harmonique dont elle dérive et qui la rend intelligible. En adoptant des principes initiaux radicalement opposés, chacun des théoriciens va faire à l'autre exactement le même procès : vous prenez l'effet pour la cause, le dérivé pour l'originaire, la conséquence pour le principe. Si la musique, par nature, dérive des lois physiques du Corps sonore, alors Rameau a raison et la mélodie n'est qu'un effet, une résultante : il faut donc la calculer avant de la composer et tout art, même s'il doit avoir l'apparence du spontané, est un objet pensé. Si la musique, par nature, est signe humain des passions, alors Rousseau triomphe : l'harmonie ne sera jamais qu'un artifice surajouté qui fait obstacle à la transparence du signe.

À travers sa haine de Rameau, qu'on pourrait croire ad hominem, à travers son aversion pour la musique française, Rousseau vise plus loin : il construit une théorie complète du signe et de la transparence destinée à dire sa méfiance envers le siècle de Louis XIV, son horreur de la civilisation issue du rationalisme cartésien qu'il perçoit comme un écran à la communication des âmes, bref, il dit son horreur de la médiation. Car Rousseau ne s'en tient pas à une courte critique de la musique et de l'harmonie. Il se livre à un rejet conséquent et global de toute l'esthétique classique et de ses productions les plus éclatantes. Celles-ci furent, on le sait, exhibées sur la scène. Qu'il s'agisse de théâtre lyrique ou de théâtre dramatique, la Lettre à d'Alembert sur les spectacles donne le ton général d'une démolition en règle du concept classique de fiction. Loin d'atteindre, comme le pensaient les classiques, une vérité essentielle et abstraite, les illusions du théâtre ne sont que des masques grimaçants, des mensonges et des vanités. Le plaisir de la fiction théâtrale est pervers et idolâtre : il préfère l'imitation à l'objet même, le fard au visage, le double à l'original. Faisant commerce de faux semblants, poètes et comédiens redeviennent suspecis dans la Cité : « Quoi ! Platon bannissait Homère de sa république et nous souffririons Molière dans la nôtre !  ».

Alors le seul spectacle admissible, le seul que puissent tolérer ceux qui consacrent leur vie à la vertu et à la vérité, c'est précisément celui de leur propre vie, un spectacle vrai, qui arrache de vraies larmes et de vrais soupirs. Qu'on relise les scène touchantes de la Nouvelle Héloïse, où un regard suffit à signaler les plus violents transports, où, à la lettre, la musique se tait.

D'Alembert ne put réprimer un frisson d'horreur en lisant la Lettre qui lui était destinée. Et nous ne savons que trop aujourd'hui de quels accents terrifiants s'accompagnent les programmes de vertu, de vérité et d'intimité. Les touchants tableaux de famille, lorsqu'ils sont érigés en finalité nationale, ont vite fait d'autoriser l'inquisition et la terreur. Le Genevois, le regard fixé sur Lacédémone va-t-il nous condamner à fermer les portes des théätres pour écouter les chants de la terre et du travail, les cadences des musiques militaires ? Ce serait hâtivement classer le dossier. Il est en effet possible de montrer que Rousseau, loin de conclure sur une démarche régressive, a esquissé un moment de sublimation qui serait dans l'ordre esthétique ce qu'est le Contrat Social dans l'ordre politique. Ce n'est pas ici le lieu d'entamer une telle argumentation : qu'on sache seulement qu'avec Rousseau les choses sont toujours, et heureusement, plus compliquées qu'il n'y paraît.

On s'en tiendra done à une conclusion qui, toute partielle qu'elle est, ne laisse pas d'avoir été celle qui hélas prévalut pour l'évidence de l'opinion. Il est vrai qu'en Rameau, Rousseau visait les valeurs de l'âge classique : « lumières, connaiasances, raison... » Rousseau rejetait aussi le raffinement, l'élégance, l'agrément et une certaine insolence désabusée qui mettait un point d'honneur à se jouer des passions en les traitant comme des illusions  Rousseau jetait enfin la suspicion sur cette prodigieuse union entre le corps et l'intelligence, ce délicieux mélange d'intellectualisme et de sensualisme qui faisait le charme du classicisme français. Ce faisant, il ouvrit la brèche où s'engouffre le flot de sentimentalisme qui lui succéda et dont la nullité de pensée n'eût pu que lui faire horreur. Mais le mouvement des «  âmes sensibles  », à défaut de pouvoir construire une théorie, prit la forme insidieuse des évidences ohscurantistes qui crurent pouvoir s'autoriser de Rousseau. Alors il fut décidé une fois pour toutes que la raison ne peut être qu'une ennemie du plaisir : à l'avenir, la musique serait le « langage du cœur », et rien d'autre. Il a bien des manières de devenir sourd.

Catherine Kintzler
C. Kintzler est professeur de philosophie au lycée de Montmorency, auteur d'un ouvrage très remarqué Jean-Philippe Rameau, splendeur et naufrage de l'esthétique du plaisir à l'âge classique, paru en 1983 et de nombreux articles écrits à l'occasion de l'année ].-P. Rameau.

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