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Montmorency d'hier

Quand je le connus au début de ce siècle, Montmorency était un lieu de grande réputation : lieu de promenade pour les Parisiens du dimanche plus ou moins lassés du faste de Versailles ou du laisser-aller des Robinsons banlieusards ; l'élégance des demeures et la majesté des arbres leur faisaient oublier pour un jour la proximité de la capitale.

Plan de Montmorency en 1910
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De fait, Montmorency se trouvait suffisamment éloigné des routes de grande communication pour amuser ces promeneurs à la journée, mais il était aussi en endroit de vacances pour une clientele de grande et de moyenne bourgeoisie, tous d'allure plutôt rigide, épouses irréprochables et enfants tapis au fond des jardins bien clos, qui pendant plusieurs mois, du printemps à un automne avancé, attendaient en fin de journée, le retour du chef de famille que ses affaires avaient appelé à Paris,

Oublieuses du tintemarre dont les avaient fait retentir au début. du XIXe siècle les ébats des fêtards et des romantiques échevelés, les rues devenues presque désertes s'enveloppaient d'un mystère si discret qu'il paraissait décourager toute analyse.

Bien sûr, Montmorency avait une histoire, un passé prestigieux. Mais, le souvenir des siècles passés, des exploits des Condé et des Luxembourg n'étaient certainement pour rien dans la faveur d'une clientèle peu intéressée par les époques révoiues.

À la limite pourrait-on admettre qu'aux environs des années 1900, Jean-Jacques Rousseau, le plus célèbre des hôtes de Montmorency, divinité d'une démocratie qui s'affirmait, avait valorisé rétrospectivement le lieu de ses promenades solitoires. Une publicité habile — bien discrète au regard de nos habitudes d'aujourd'hui — avait attiré l'attention du public sur l'inauguration officielle d'une statue de Jean-Jacaues. Le sculpteur Carrier-Belleuse, réputé à l'époque, avait représenté son personnage tenent une fleur à la main et la regardant avec l'attention souriante de l'herboriste. Une des plus belles places de la cité avati accueilli le monument mais il serait excessif de trouver en ces festivités ia reison d'une attirance supplémentaire pour Montmorency. La cérémonie avait pourtant valu à la ville les discours d'un certain Dujardin-Baumetz, alors sous-secrétaire d'État aux Beaux-Arts, artiste peintre de son métier, specialiste disait-on des sujets militaires et qui avait abandonné ses pinceaux pour les flonflons d'une éloquence où s'affirmaicnt les règles d'une laïcité indéfectible. L'évènement n'avait guère dépassé les polémiques locales, las querelles intestines dans un Conseil Municipal où chacun s'efforçait de se montrer plus ou moins bon républicain.

Alors, pour attirer un public sans cesse plus densesombre et malencontreuse » et qui n'était plus ni l'une ni l'autre, privée de ses futaies qui avaient été remplacées par des jardins bien ordonnés aux ombrages qui ne causaient plus le moindre frisson.

Laissons également de côté le goît de certains pour «la Montmorency» cette variéié de cerises un peu aigres qui longtemps avait été une spécialité du pays. La véritable « Montmorency » avait pratiquement disparu. Îl était déjà loin le temps où le promeneur recevait en cadeau une poignée de fruits enveloppés dans nn mouchoir de dentelle brodé par les femmes du pays.

On ne voyait même plus — ou presque plus - les ânes qui naguère avaient fait le bonheur des couples sentimeataux ; il en restait à peine une demi-douzaine très minables, offrant leurs services à ceux qui refusaient encore les joies de fa bicyclette.

Mais de toute évidence le charme agissait dès qu'on apercevait le peiil train... Ce petit train qui, d'Enghien à Montmorency, locomotive à l'arrière, poussait assez péniblement les voyageurs au long d'une côte suffisamment raide pour qu'en la prenne au sérieux. Un des wagons était affublé d'une impériale ouverte à tous les vents et destinée à ceux qui ne craignaient ni les courants d'air ni les morceaux de charbon enflammés. A chaque passage à niveau — jamais protégé —un employé qui faisait partie du convoi, jucbé sur un siège minuscule, entonnait dans une trompette primitive un cri sauvage destiné à éviter les accidents.

On s'amesait au jeu de l'ascension véritable, et Le jeu avait pris la valeur d'an symbole.

En réalité, ce minuscule chemin de fer n'avait pas été conçu à des fins de prestige. Â ces débuts, en 1866, il devait très prosaïquement servir au transport des matériaux extraits des carrières voisines. L'opération commerciale n'avait pas connu la réussite mais on lui devait la création d'un quartier résidentiel autour de la petite gare : confortables villas et grands jardins dout les occupants ne se montraient pas peu fiers.

C'est ainsi que Montmorency avait acquis les lettres de noblesse d'une villégiature importante ne craignant plus la concurrence des plages à la mode, où des stations de montagne. La preuve en existe dans les journaux et les guides touristiques de l'époque et même dans la meilleure littérature. Alfred de Musset ne craignait pas de se livrer à ce propos aux comparaisons les plus harlies lorsque, voyageant en Forêt Noire, il écrivait à un ami : «Bade est un parc anglais fait sur une montagne ayant quelque rapport avec Montmorency».

Cependant, alors que Montmorency se rehaussait dans une sorte de position seigneuriale, la fantuisie y tenait toujours sa place et même une place importante que la dignité du contexte ne tentait mème pas de rendre secrète ou invisible.

Ce qui me frappe dans le souvenir que je garde du Montmorency d'hier, c'est une sorte d'atmosphère théâtrale où le plus mauvais côtoyait le meilleur, tout comme dans ces opéras qui avaient ravi le Second Empire. quand les tirades d'ua lyrisme authentique, se débitaient le plus souvent dans des décors de carton-pâte, et quand l'enthousiasme de la meilleure qualité souffrait de cohabiter avec une vulgarité de fête foraine parfois sordide : conjonction des contraires qui n'était pas un des moindres éléments de ce qu'on a appelé la douceur de vivre.

Dans un tel climat, le jeune romantique qui déambulait à la poursuite de ses chimères pouvait-il mieux faire qu'évoquer ceux qui, cent ans auparavant, avaient enflammé les cœurs sensibles et fait verser des torrente de larmes ?

Or, il s'est trouvé que jusqu'aux environs de 1960, dans un coin du pays, sur la route, qui de la place Venise, descend vers Groslay notre promeneur attardé a pu encore entendre la musique de ses rêves tout comme avaient dû l'apprécier les contemporains de George Sand. Études, préludes, nocturnes de Chopin emplissaient la maison d'un pianiste qui connut le succès. Îl jouait à ravir mais dans un style ambigu dont le mystère à disparu en même temps que le musicien qui en tenait le secret,

Chaque année pendant la «saison», de juin à octobre, se rénnissaient dans le salon du pianiste Vicior Gille quelques dizaines de nostalgiques du passé, cela pour le plaisir et sans invitation formelle. La vedettes recevait, personnage étonnant auquel on ne peut être comparé. Il adorait Montmorency pour y avoir passé depuis son enfance toutes ses vacances dans une maison qu'il avait reçue en héritage de son parrain, le compositeur Léo Delibes, de qui l'on entend encore aujourd'hui, de loin en loin, quelques ballets bien classiques. On ne se trompera pas en affirmant que Victer Gille était un produit de cette musique par son père, célèbre librettisie d'opéra et par son grand'père Victor Massé, auteur d'opéras comiques à peu près oublié.

Les invités étaient accueillis dans une demeure imposante, datant du XVIIIe siècle, d'un aspect assez délabré et qui semblait refuser tout arrengement, toute réparation qui auraient pu lui apporter une allure plus moderne. Chaque semaine, en fin d'après-midi, on y voyait, venant du fond du jardin et gravissant les marches d'un perron gracieux, des dames mûres à chapeaux surannés, quelques jeunes artistes curieux du passé, des esthètes passionnés tel ce Raymond Duncan qui, vêtu à l'antique, poursuivait l'idée de ressusciter les danses de l'Hellade. Le public s'insiallait sur des chaises un peu branlantes mises en rang par Les soins d'un état-major féminin qui veillait de façon permanente sur la santé et le confort de l'idole du logis.

Les pépiements s'apaisaient lorsque le maître apparaissait tout de noir vêtu, grand, pesant, échevelé, poudré comme une vieille cocotte, mains gantées de peur de les abîmer, endiamanté, couvert de décorations étincelantes, inspiré, hors du temps et des contingences, et toujours parfaitement inattendu même pour ceux qui le connaissaient le mieux, Il était chaussé de gros bas sombres ayant laissé ses souliers au premier étage, manie que je n'ai jamais vu adoptée par un autre pianiste, Il éprouvait mieux ainsi, disait-il, la souplesse des pédales.

Le concert commençait avec quelques œuvres courtes de haute qualité : deux où trois préludes de Jean-Sébastien Bach, une ou deux petites pièces de Schumman.. Puis, soudain d'un ton pénétré, les yeux au ciel, Gille aanonçait : ChopwNous sommes deux aujourd'hui à savoir jouer Chopin : Alfred Cortot et o» , c'étail peut-être exact. Il en était, quant à lui, tellement persuadé qu'il adoptait une attitude parfaitement simple devant son instrument : mais, dès qu'il se mettait à jouer, ses gesles, ses soupirs, ses clins d'œil, épousaient littéralement l'œuvre qu'il exécutait. Au bout de quelques mesures l'assistance avait cessé de sourire et nous étions véritablement émus lorsqu'à la fin de la Grande Polonaise, notre ami se levait d'un bond et semblait, du fond de son cœur déchiré, saluer les malheurs de la Pologne meurtrie.

Cabotinage, diront certains. Pour moi, je n'en suis pas sûr où je ne le crois qu'à moitié. Il me semble, à la vérité, que Victor Gille, le meilleur, le plus chaleureux des hommes, le plus humble des chrétiens ait été simplement dépourvu de la moindre pudeur. Dans sa sincérité, dans sa gentillesse raffinée, comme dans les exagérations de sa tenue et de son comportement, il se révélait parfaitement à l'aise et n'était arrêté par aucune des réticences qui nous font éviter le ridicule.

Et ce ridicule, il ne le craignait même pas quand, chaque vendredi, modeste swChère Artiste Amie» la vieille demoiselle qui accompagnait timidement le film muet sur un piano fortement désaccordé.

Cependant, Montmorency, toujours mystérieux comme nous l'avons affirmé, abritait dans les années 1920 une pensée musicale plus sévère et plus rigoureuse : celle de Tony Aubin, qui vient d'être ravi à notre amitié, et dout le jeune talent mûrissait alors.

Tony Aubin fut un grand musicien. Sa carrière de compositeur fut aussi belle que celle de professeur, Ses dons étaient si nombreux que nous nous demandions lorsque nous l'avons connu dans quelle discipline il irait les faire briller, Les Lettres, la Philosophie, lu connaissance précoce qu'il avait des hommes et du monde qui l'entourait, lui étaient aussi familières que la musique ; il avait aussi ce don qu'il devait conserver de la parole chaleureuse et exacte et qui lui avait été transmis par le milieu familial.

Il était le fils d'un avocat connu du Barreau de Paris, Maître Antony Aubin, grand bourgeois, tolérant, libéral, qui réunissait en lui le charme et La culture qu'on rencontrait chez les grands hommes de loi d'alors. La famille Aubin passait l'été à Montmorency dans une confortable propriété au bout de la rue de Pontoise, à l'endroit d'où l'on pouvait contempler toute la vallée alors vierge de buildings et de h.l.m., jusqu'à la terrasse de Saint-Germain.

Je ne sais si, en choisissant cette maison lorsque son fils était encore un enfant, Maître Antony Aubin avait voulu renouer avec le goût que certains avocats de la Révolution française avaient eu pour Montmorency : Tronchet, qui défendit Louis XVI, Target, qui refusa de le défendre, Tronson du Coudray, qui plaida pour Marie-Antoinette, Toujours est-il qu'il y avait retrouvé un de ses amis Churles de Valles, haut magistrat parisien, érudit qui, par l'élégance de ses manières faisait penser lui aussi au Palais d'autrefois. Monsieur de Valles habitait alors le Mont-Louis, et Montmorency ne pouvait que s'honorer de la présence de ces deux amis qui, une fois au moins dans leur carrière, s'étaient trouvés face à face à la Cour d'Assises pour éviter dans un procès célèbre ce qui aurait pu aboutir à une erreur judiciaire(1).

Tony grandissait là, peu studieux en ces périodes de vacances malgré les objurgations à la fois amicales mais fermes de son père ; il rêvait en parcourant, culottes courtes et cheveux au vent, les rues et les petits chemins sur sa bicycietie, Souvent, il déposait son véhicule devant une porte amie, là où on jouait du César Franck, et il se sentait alors entouré, cajolé dans le douceur que lui apportaient les jeunes filles de la maison, et avant tout, celle qu'il aima toute sa vie dans ce respect qui l'amenait à la confondre avec cette Madeleine de Nièvres, l'héroïne de Dominique d'Eugène Fromentin, son roman préféré qu'il ne cessa jamais de relire.

Reprenant sa course assortie de quelques excentricités vélocipédiques, il respirait le paysage et s'enivrait des senteurs embaumées de l'Île-de-France en début d'automne. Il ne devait pas les oublier quand il qualifia de « romantique » sa première symphonie.

Combien de souvenirs de cette époque nous portons en nous à l'heure où les moindres détails de notre jeunesse nous assaillent avant de disparaître devant nos yeux fermés.

On voudrait les évoquer par centaines sans même voir qu'ils sont souvent hors de notre propos. Pourtant certains d'entre ces souvenirs pouvent aider à mieux définir ce climat si particulier qui fut le nôtre dans le Montmorency d'hier.

Comment pourrait-on passer sous silence ces mendiants discrets et familiers qu'en rencontrait à chaque instant et qui avaient leur rendez-vous chaque jour de la semaine devant telle ou telle porte bien bourgeoise à travers laquelle on leur passait quelques sous et un peu de nourriture, Comment oublier ce petit bonhomme souriant et alerte dont le salut n'était pas obséquieux et qui disait le plus sérieusement du monde à ceux qui fouillaient dans leur poche pour y trouver quelque monnaie : «aucune importance, vous m'en donnerez un peu plus demain, je vous y ferai penser...»

Comment ne pas parler de ce vieil homme à la barbe blanche qu'on appelait Victor Hugo, car il ressemblait à l'image du poète. Il avait en lui à la fois la rigidité et ia fantaisie de son entourage montmorencéen, affirmant très sérieusement qu'il ne mendiait pas puisqu'il lui arrivait de temps en temps de pousser une brouette chargée d'une valise où d'un colis pour l'un où pour l'autre.

Il ne manquait même pas au décor la manifestation d'un colonialisme à la mode. Pour satisfaire la nostalgie des conquêtes lointaines chères au patriotisme de l'époque, Montmorency possédait un personnage très populaire qui exerçait les fonctions de tambour de ville, proclamant à chaque carrefour les annonces municipales, Maigre, sec et martial avec un collier de barbe hirsute, le vieil annonceur ne quittait jamais, hiver comme été, le casque réglementaire de l'infanterie de marine qu'il avait porté dans ses campagnes. On ne comprenait pas très bien ce qu'il disait, mais on entendait distinctement la formule par laquelle il terminait toujours chacune de ses horangues : c'était : «l'honneur de votre présence !». Les gamins du pays craignaient un peu la grosse voix qui les menaçait des pires corrections ce qui ne les empêchait pas de le raccompagner en bandes jusqu'à son domicile dans le quartier aujourd'hui démoli des vieilles rues aux maisons branlantes. Nous étions retrempés là en plein Moyen-Âge devant le vénérable Hospice d'où s'échappait quelquefois — véritable personnage du théâtre de cathédrale — une petite vieille clocharde dégnenillée et répugnante : on l'appelait « Marie Salope » qui déversait sur les passants les plus abominables grossièretés.

Et maintenant, la nuit va tomber sur la ville dans la mélancolie du soir. Notre aboyeur municipal se repose sur un banc devant sa porte, et il suit d'un œil étonné l'adolescent qui prolonge sa promenade. Il la prolongera longtemps, très longtemps, jusqu'au soir de sa vie, tloujours amoureux de Montmorency, toujours attentif à ses subtilités. ses paradoxes et qui semble aujourd'hui encore se refuser à admettre la rudesse et la cruauté d'un présent impitoyable,

Claude Dennery

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Notes

(1) : Ceci est une allusion à une affaire criminelle qui a défrayé les chroniques judiciaires au début du siècle. «L'affaire Steinheil». Pendant l'été 1908 le peintre A. Steinheil, sa femme Marguerite et sa belle-mère furent aitaqués dans un pavillon de Vaugirard. Monsieur Steinheil et su mère furent immédiatement étranglés tandis que sa femme fut retrouvée simplement ligotée. Unique témoin de la scène, les versions contradictoires que fournit Madame Sieinheil (Elle accusa successivement trois camrioleurs, son valet de chanbere, le fils de la cuisinière), son passé tumultueux (n'est-ce pas. dans ses bras que s'étegnit de la manière la plus agréable qu'il soit, Félix Faure, Président de la république) amenèrent son accusation. Le procès et lieu en novembre 1909. Par une habile plaidoirie, Maître Antony Aubin obtint son acquittement. Madame Steinheil se réfugia chez Monsieur Dumesnil, 27 rue de Paris, où se trouve maintenant la Maison des Veuves de Guerres.

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