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Vie et malheurs de Gabriel Amédée Mansion

Montmorency, notre ville, est riche en souvenirs de personnes illustres. Les précédents numéros de notre revue en ont apporté de nombreux exemples. Mais personne ne s'est intéressé à ce qui formait la chair même de l'existence montmorencéenne, la vie de son petit peuple.

Tous ces humbles, ces obscurs, ces sans grade de l'histoire qui ont bâti, travaillé, vécu sans que nul historien ne se penche sur eux. Sans que l'on trouve d'intérêt à leurs joies, à leurs colères, à leur mort même. Et comment l'aurait-on pu ? Les puissances de ce monde ont toujours un biographe prêt à témoigner de leurs moindres actions. Mais nos vignerons, nos artisans, nos ouvriers, qui aurait pris la peine de les montrer, sinon comme fond pittoresque aux descriptions de la vie des puissants ?

Pourtant, nombreuses ont été, dans le courant du XIXe siècle, les autobiographies publiées par des gens du peuple. Les transformations sociales du siècle, la littérature, le courant de sympathie issu du Romantisme, ont amené les lecteurs à s'intéresser à la vie des humbles ; le désir de témoigner a amené, à la fin de leur vie, certains de ces derniers à laisser une trace écrite de leurs luttes.

Le schéma de ces ouvrages est souvent le même. Leur enfance fut bercée par le souvenir de la Grande Révolution et sa suite napoléonienne. Ils furent tous les témoins passionnés et parfois meurtris de trois révolutions populaires, les 3 Glorieuses, 1848, la Commune. Trois grands espoirs et trois grandes désillusions pour le peuple. Martin Nadaud, garçon creusois, Agricol Perdiguier, menuisier et compagnon du Tour de France et bien d'autres, ont laissé des récits passionnants.

Attentif à tout ce qui touche le XIXe siècle, ma surprise fut grande quand je découvris un texte publié par Julien Ponsin dans la Tribune de Seine-et-Oise des 20 et 27 août 1910 et qui s'intitulait : Vie et Malheurs de G.A. Mansion. Mais laissons à notre historien local le soin de présenter son article et les circonstances de sa publication.

Ma tâche s'est donc bornée à reprendre l'article en essayant de l'éclairer par des notes issues de recherches. J'ai conservé les notes de Ponsin quand elles avaient un intérêt pour notre époque. J'ai, en revanche, supprimé tout ce qui m'est apparu soit comme trop anecdotique soit comme faisant référence à des personnes ou à des faits connu par les lecteurs de 1910 mais qui serait inintelligible aujourd'hui. L'occasion était tentante de faire revivre l'histoire de notre ville pendant les évènements de 1848. Cette période fut courte, certe, mais si riche et si annonciatrice de notre époque par tout ce qu'elle promettait.

André Duchesne

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Vie et Malheurs De Gabriel Amédée Mansion

(pour servir à l'histoire de la Révolution de 1848, à Montmorency, et à l'avènement de Napoléon III).

Ce curieux manuscrit se compose de neuf pages du format pot, plus une page volante. L'écriture en est assez belle, fine et serrée.

Nous l'avons copié intégralement, sans rien changer, sauf l'orthographe, qui est pourtant remarquable, Mansion n'ayant jamais été à l'école.

Cette orthographe, la ponctuation et les tournures de phrases incorrectes prouvent bien que Mansion a écrit sa vie sans le concours de personne. Sa mère lui faisait probablement lire des livres du XVIIIe siècle, car il écrit toujours: des parens, des enfans, il aimoit, le tems, etc.

On ne peut nier que le style ne soit souvent élevé: on voit que l'auteur a beaucoup lu. Dans les réunions publiques, nous avons toujours trouvé son langage beaucoup plus remarquablee que celui des ouvriers ordinaires.

Mansion n'a jamais confié son manuscrit à personne ; il en parlait quelquefois à ses enfants, mais ne le leur a jamais lu.

C'est avec beaucoup de peines que son fils Gabriel consentit à nous le communiquer.


Ma jeunesse a été comme celle de tout ouvrier, élevé par des parents pauvres, honnêtes, laborieux.

Il nous restait à tous dix enfants que nous étions de travailler bien jeunes, sans plainte. C'était un devoir imposé par la misère.

Pas d'école pour nous. Le peu que je sais, je le dois à ma mère ; le soir en revenant de travailler, plutôt que d'aller jouer avec les autres enfants, il fallait prendre un livre et griffonner le papier (1).

Ma vie à compter de l'âge de vingt ans

Né le 14 février 1825 (2).

À vingt ans, comme les autres garçons, j'ai rempli mon devoir devant mon pays.

Le sort, là, m'était favorable : le N° III tiré, mon sort était bon, plus un frère au service m'exemptant du métier de soldat. Il aurait été préférable pour moi de servir trente ans sous les drapeaux de la France, que de suivre la route qui était tracée devant moi.

Le 26 octobre 1846, je m'unissais par le mariage à Mie Clémentine Françoise (2).

Le travail (3) à cette époque, tombait de jour en jour; le salaire baissait ; le pain, l'aliment le plus nécessaire à la vie, augmentait, il était arrivé au taux de 1F.25 les deux kilos (4).

Le 26 octobre 1847, même époque de mon mariage, ma femme me rendit père d'une fille.

La misère commence et grandit vite. Clémentine, coloriste de son métier travaillait pour M. Gérard de la Barre, c'est-à-dire du hameau de Montmorency, a été mise à pied ainsi que toutes ses compagnes. Moi, de mon côté, pas un sou d'ouvrage. La misère faisait des pas de géants. Harcelé par le boulanger, l'épicier, le propriétaire, comment faire. Il fallait de l'argent. Comment faire pour trouver ce métal? J'ai du vendre la chaîne et croix de ma femme ; c'était de l'or, mais j'en tirai peu d'argent. Plus tard ses boucles d'oreilles, sa broche, enfin jusqu'à mon coucou, seul meuble utile qui nous indiquait l'heure de nos souffrances présentes et les soucis de l'avenir.

Plus rien ; comment faire ? (5).

Enfin 1848 arrive. Va-t-il nous sauver ?

— Non, de pire en pire. Là va commencer ma vie de malheurs.

Je pris part à la Révolution. Cela allait tout seul: sans pain, sans crédit, sans argent, la poudre, le canon et les barricades étaient pour celui qui souffre, semblaient être une amarre tendue pour nous sauver du naufrage. Nous marchions de l'avant en aveugles, les yeux fermés. Nous ne connaissions les intrigues des grands et des révolutionnaires.

Enfin le 25 février nous apporte la République. Elle nous a donné, dans sa courte existence, une bonne chose: le suffrage universel.

Pas de politique, revenons à moi.

Le 5 mars 1848, je me trouve éveillé à minuit par les gendarmes, le commissaire de police, et conduit en prison: première récompense révolutionnaire, pas bête.

À un autre jour.

A. Mansion.


Arrivé dans la prison de Montmorency, quelle ne fut pas ma surprise d'y rencontrer 13 de mes camarades: 3 de Saint-Brice, 1 d'Andilly et 9 de Montmorency, tous plus ou moins coupables dans l'accusation qui pesait sur nous.

L'accusation était celle-ci: déraillement du chemin de fer du Nord, d'Enghien jusqu'à Pontoise ; démolition des stations d'Enghien, Ermont, Franconville, Herblay et Pontoise ; incendie de la station d'Herblay et de Pontoise à mains armées.

La destruction de la gare d' Enghien lors des émeutes de 1848.
(musée de Montmorency.)
Cliquer sur l'image pour l'agrandir.

Tout cela était vrai. Il s'est même commis des larcins de vols. Pour ma part, je suis témoin d'un vol à la station d'Ermont, par le nommé F. Frédéric, et un autre par Antoine : quelques sous dans le tiroir de la gare, trompette et sabre de garde-barrière. Un autre vol à Enghien, d'une pendule, par un homme de Deuil, le nommé L., dit G.*

Celui-ci a été mis sous silence par la puissance de M. Huchot, commissaire de police de Deuil.

Là, j'ai commencé à comprendre que la justice avait ses préférés, sans quoi, de Deuil, d'Enghien, surtout de Montmorency, plus de cinquante citoyens devaient subir le même sort que nous, car la plupart de ceux non inquiétés était plus coupables que nous, qui portions les chaînes.

Là, il faut dire la vérité: ils étaient fils de familles riches, et nous, fils de pauvres ouvriers.

Il faut que ceux qui liront ce manuscrit, juste comme confession devant Dieu; ce que je n'ai pas dit aux hommes, je l'écris.

Le motif de de déchaînement d'hommes contre les chemins de fer, voici : l'ordre a été transmis par une soixantaine d'individus qui ont débouché par le hameau de La Barre sur Enghien, les uns armés d'épées, les autres de pistolets et de bâtons. Ils ont sommé les curieux, et j'étais de ceux-là, de leur prêter la main à dérailler la voie et démolir la station, pour encombrer, de manière à ce qu'aucun train venant du Nord sur Paris, puisse circuler. En voici le motif. Le bruit courait que des troupes du Nord venaient au secours du roi Louis-Philippe. Le vrai but était de les en empêcher (6).

Dans cette affaire, l'on a plus travaillé que l'on travaille habituellement chez un patron qui vous paye bien, on a débordé à qui mieux mieux.

Pour ma part, voici ce que j'ai fait: armé d'un bâton que j'ai trouvé sous ma main, j'ai démoli le lustre de la salle d'attente de première classe, et cassé la glace à coups de pierres ; cela est tout, je le jure: j'étais coupable.

J'ai suivi les autres jusqu'à la station d'Ermont. La peur m'a pris quand j'ai vu voler, mettre le feu. Je suis revenu sur Enghien et de là à Montmorency.

Revenons à la prison. A six heures du matin, le juge de paix, M. Flan (7) mon parent vint nous visiter avec le commissaire de police Huchot. Il nous a moralisés ; nous le méritions bien.

Moi, il m'a tiré à part: il m'a fait voir par une fenêtre de la mairie quatre brigades de gendarmes, une compagnie de garde nationale, armes au pied, pour nous conduire à Paris, plus une foule considérable d'hommes, de femmes et d'enfants, dont la plupart était de nos parents. Il m'a dit : «Tu vois cette foule, hé bien, ils prétendent empêcher que l'on vous emmène. Il faut, quand vous allez sortir, que tu leur parles, que tu les harangues. Fais en sorte qu'ils se retirent chez eux, car la moindre menace, la moindre protestation qu'ils feraient, cela gênerait ce que nous avons pu faire pour vous auprès des juges et aggraverait votre position, je te promets, toi qui est le moins coupable, que demain tu seras chez toi. J'ai promis et j'ai tenu parole».

A. Mansion.

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Dans la cour de la prison, l'on nous a attaché deux par deux avec des cordes. L'on m'a mis à la tête de la bande pour que je puisse parler à cette foule de monde qui nous attendait. Voici à peu près le langage que j'ai tenu : «Messieurs et mesdames, que faites-vous là ? Est-ce pour jouir de notre malheur et pour empêcher que l'on nous conduise devant nos juges ? Dans le premier cas, vous seriez bien méchants ; dans le second ças vous seriez insensés, et ne feriez qu'aggraver nos maux. Au nom de mes amis, au nom de ce que nous avons de plus cher sur cette terre, retirez-vous chacun chez vous, et vous nous reverrez bientôt ; si vous m'écoutez la justice sera clémente ; si vous protestez, elle sera sans pitié. Nous avons commis une bien grande faute, vous en commeteriez une autre qui nous porterait préjudice».

Sur ce, nos parents sont venus nous embrasser, et la foule curieuse s'est retirée. Nous sommes arrivés à la Conciergerie sans incidents.

Le lendemain, nous sommes passés devant M. Treilhard, juge d'instruction. Là, j'ai dit au magistrat ce que j'avais fait, sans lui dévoiler ce que j'avais vu, au sujet de mes camarades.

J'ai été mis en liberté immédiatement; première leçon, première faute. Enfants, ne faites pas comme moi, ne vous laissez jamais entrainer dans les périls des révolutions ; car il n'y a rien de bon à gagner. Ceux qui font et suscitent ces révolutions, sont plus intéressés pour eux que pour nous; nous ne représentons qu'un instrument dont on se sert comme d'un outil pour le travail.

Rentré chez moi j'ai dû m'occuper d'ouvrage. Ce que j'avais fait n'était pas pour inspirer la confiance. J'ai dû souffrir longtemps de privations de toutes sortes. Les affaires de mai arrivent. Barbès aux arts et métiers : les ateliers nationaux (8). Tout cela n'était que misère. Le peuple serait à bout quand les affaires de juin sont arrivées ; deuxième révolution à laquelle jai participé.

Le 25 juin, six heures du soir, les tambours battent la générale, s'arrêtant de place en place, par ordre de M. Peigné Alfred, sous-commissaire de la République à Pontoise, sommant tous les bataillons de la garde nationale de l'arrondissement de Pontoise, de prendre les armes, de se rendre en gare des stations le plus près de leur commune, et d'attendre ses ordres. Moi, échaudé de février, je ne voulais pas me rendre à son appel; mais on allait de porte en porte sommer les gardes nationaux de prendre les armes. Soldat de la première compagnie de Montmorency, j'ai fait mon devoir.

L'on nous a dirigés sur Enghien. J'ai frémi en voyant la station à la pensée de ce qu'il m'était arrivé en février. Enfin à minuit, le sous-commissaire de la République arrive, nous fait un discours nous disant qu'une grande insurrection menaçait Paris et la république, que le drapeau blanc était arboré sur les barricades, que la féodalité voulait reprendre nos droits si chèrement acquis. Tous ont juré de le suivre.

Nous sommes partis à pied à Saint-Denis, place de l'Abbaye, première allée, l'on nous a délivré chacun cinq cartouches. L'on nous a dirigés par la rue de la Révolte jusqu'à la Maison Blanche. Un peu plus loin, les insurgés commençaient une barricade que le lieutenant des pompiers, M. Train a enlevé avec quelques hommes de sa compagnie.

À la barrière, le commandant M. Granday, hésitait pour entrer dans Paris. Le lieutenant Train allait prendre la tête du bataillon ; mais le commandant ne lui a pas laissé cet honneur.

Arrivés à la porte Saint-Denis, le général Lamoricière nous a fait faire halte, a représenté à notre commandant que nous n'étions pas des soldats, que la mort nous attendait place du Chateau-d'Eau, rue Saint-Denis, faubourg Saint-Denis (8).

L'on a décidé que nous montions le faubourg, arrivés sans encombre jusqu'à la rue Chabrol, une grêle de balles a salué notre drapeau et a coûté la vie au commandant Granday et au lieutenant Train. Moi j'en ai été quitte pour un coup de baïonnette à l'oreille gauche (9).

À un autre jour.

Amédée Mansion

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Montmorency, 18 novembre 1848.

De notre bataillon, 111 hommes de Montmorency étaient entrés à Paris.

Nous sommes rentrés par petits groupes ; moi je suis rentré au pays avec Berton Henri, tous deux blessés, lui à la tête, moi à l'œil et à la jambe gauche.

Il faut dire que le lendemain nous étions assaillis par tant de monde, surtout par les dames du haut rang; elles voulaient connaître ce qui se passait à Paris; leurs maris ne pouvant pas les renseigner à ce sujet, car ils avaient eu soin de battre en retraite.

L'ordre se rétablit, autant nous êtions fêtés, autant de froideur on nous montrait après. L'on a été jusqu'à dire que nous étions entrés la plupart dans l'espoir de nous allier aux insurgés.

Il a encore fallu baisser le dos et se taire ; voilà pour les affaires de juin.

En 1849, moi et une vingtaine de camarades, avec quatre jeunes filles, nous avons formé une société théâtrale avec beaucoup de mal. Nous sommes venus à bout d'amuser le monde ; l'argent que nous percevions des entrées était versé dans la caisse de l'hospice, de l'asile et des pauvres, par les soins d'un membre du Conseil municipal, qui percevait lui-même les entrées.

Cela a duré jusqu'en 1851. A cette époque, le Commissaire de police nommé Chambrun, a fait venir à son bureau M.Boisvert. Il lui a tenu ce langage: «Monsieur, je viens de recevoir du parquet de Pontoise l'ordre de mettre fin à votre société de théâtre, qui n'est autre chose qu'un club de républicains rouges, que nous ne pouvons tolérer plus longtemps. Monsieur, si vous tenez à ce que la comédie continue, il y a un moyen: vous et Mansion donnez votre démission sans bruit ; les autres pourront continuer. Vous n'ignorez pas que vous et Mansion sont de ceux que l'on surveille pour leurs opinions exagérées ; en un mot, vous êtes des hommes très dangereux».

Le directeur vient me raconter l'histoire, après avoir réfléchi tous deux, nous convenons d'envoyer notre démission ainsi conçue : «Cher collègue, mes occupations, mon travail, ne me permettent plus de faire partie de notre belle Société d'agrément ; je vous donne ma démission bien à regret, en vous assurant que chaque fois que vous donnerez une représentation, je me ferai un plaisir de vous voir et vous entendre. Courage! travaillez sans relâche; j'ai l'honneur, etc...». Tout fut dit pour nous. La petite troupe a encore donné deux représentations, et après, fini. Cela déplaisait à la police et il a fallu tomber et se taire. Je ne savais vraiment pas être surveillé comme homme dangereux; j'ai dû m'en apercevoir plus tard.

Un incident. Vers la fin de 1851, plus d'ouvrage de mon métier de vannier. Je me suis mis à servir les maçons.

Un jour, revenant de travailler à Margency, pour reprendre d'autres travaux à Enghien, nous étions six, trois compagnons, trois garçons.

Nous avions des fardeaux assez lourds. En passant à Soisy, nous nous sommes reposés à la porte de M. Sylvain Gaubert, homme puissant de l'époque (10).

Je vais donner les noms de mes cinq camarades, ils sont nécessaires puisqu'ils ont été appelés au bureau du commissaire de police, pour moi: Noury Léon, Forget Louis, (11) Fontaine Frédéric, Mondtriué Léon, Vilain Charles et moi.

Après une courte pose, il fallait reprendre les outils. J'aide Mondhui le plus faible et Vilain me dit: Aide-moi aussi, Rouge ; ce que je fis. Pour mon compte, j'ai eu beaucoup de mal à remettre ma charge sur ma tête. Quand j'aspan class="citation" été chargé, je dis à Vilain : «tu vois, les rouges sont plus forts que les blancs, vive les rouges, à bas les blancs» !

Un nommé Cyprien Montant, entendant prononcer ces paroles, soit qu'il fit partie de la police, soit qu'il fit du zèle, va me dénoncer au garde champêtre de Soisy, le père Fontaine, qui lui, plus zélé que le repasseur de couteaux Cyprien, monte à Montmorency à la gendarmerie, dit au maréchal des logis Verogante, que lui et Cyprien m'avaient entendu crier devant la porte de M. Sylvain Caubert de Soisy, comme insulte à la réputation de M. Sylvain, dont la réputation était d'être anti-républicain, vivent les rouges, à bas les blancs !

Il n'en fallait pas davantage, à cette époque, pour être arrêté, vous allez voir: La police se met à mes trousses, obtient du procureur de la République un mandat d'arrêt contre moi et veut le mettre à exécution.

Voilà comment deux ou trois jourss après, un dimanche soir en revenant de Paris avec ma femme, à dix heures du soir, mon voisin Gérard m'attendait pour me prévenir que ces messieurs les gendarmes étaient venus dans le courant du jour voir après moi, et, sur la réponse de Gérard que j'étais à Paris, ils le priaient de me dire que je ne me trouble pas de leur visite à mon domicile à 8 heures du soir, à deux, en grande tenue. C'était seulement pour me prévenir que je me rende le lundi matin par devant M. le juge de paix. Je n'ai pas dû croire cela; ma pensée était qu'ils venaient m'arrêter, et il était temps de prendre des précautions. Je dis donc à Gérard, à ma femme: je vais me rendre à Pontoise, seul.

Je monte donc à ma chambre; je dis à Gérard: vas donc voir ce qu'il se passe dans la rue et rends moi compte. Une minute après, il vint me dire: ils sont trois gendarmes sur la butte Jonvel, dont un assis sur notre porte. Tout fut compris. Je fais mettre de l'huile dans les gonds, dans la serrure ; je m'enferme, et me mets à brûler des lettres d'amis, plus des copies de chansons, enfin tout ce que ces messieurs s'emparent comme pièces justificatives dans ces cas là.

Pour m'évader, la chose n'était pas aisée. Il faut dire en passant que la maison que j'habitais était une ancienne forteresse dite porte Jonvelle, dont les murs étaient en meulières apparentes et très propre pour servir d'échelle (12). Comme il faisait noire nuit, je ne voyais pas le danger. À tâton, de pierre en pierre j'ai descendu dix mètres de hauteur. Arrivé dans le jardin du père Maniacque, j'ai sauté par dessus le mur et me suis trouvé libre ; il était une heure du matin. Ne sachant où aller, l'idée me vint d'aller attendre le petit jour chez ma mère, qui demeurait rue du Marché, 12. La pauvre femme ne dormait pas. À peine étais-je entré que deux gendarmes frappent à la porte. Ma mère me fit cacher dans sa huche, espèce de pétrin à faire le pain, ouvre à ces messieurs, qui ont fureté la maison, mais n'ont pas songé que je pouvais être caché dans une aussi petite boîte ; j'en ai donc été quitte pour la peur.

Au jour, mon intention était de me rendre à Pontoise par devant monsieur le procureur de la République, pour m'expliquer sur l'incident.

Je me mis donc en route à cinq heures ; mais en route j'ai rencontré des amis, qui sans me vouloir de mal, ont éventé ma fuite, J'ai pu passer Soisy, Eaubonne et Ermont. Là, plutôt que de traverser Franconville, où il y a une gendarmerie, j'ai pris le chemin de traverse qui conduit à la forêt de Pierrelaye. Mais je n'avais pas fait cinq cents pas, que j'aperçus deux gendarmes à cheval à ma poursuite. Je n'ai pas pu gagner les bois qui m'assuraient une refuge; j'ai donc été atteint au nom de la loi. Les gendarmes me sommèrent de revenir avec eux à Montmorency.

J'ai prié les gendarmes de me laisser quelques minutes, car j'avais un point de côté et je ne pouvais plus marcher. Ils m'ont accordé cette grâce et quand je me suis senti la force de reprendre ma course, j'ai sauté dans une vigne où les cavaliers n'ont pu m'atteindre. De là, j'ai gagné les bois où ils ont été obligés de m'abandonner.

J'ai gagné Pierrelaye et Pontoise ; là j'ai rendu visite à quelques amis qui m'ont conseillé de fuir sur Paris, me disant que ce n'était pas le moment de me rendre dans les mains des juges parce que l'on traquait tous les républicains. J'ai du écouter leur conseil ; je suis parti par Conflans, la grille de Noailles, Poissy, revenu à Saint-Germain et Paris, où j'arrivai à huit heures du soir.

Je suis descendu chez le citoyen Dolignès, médecin-dentiste, boulevard Saint-Denis, 14. Je lui ai raconté mon aventure ; il m'a très bien reçu et m'a caché chez lui vingt deux jours.

Dans cet espace de temps, il m'avait fait faire connaissance de M. Jules Favre, avocat, qui a bien voulu s'occuper de mon affaire ; et, d'après ses conseils le 23e jour, je me rendais à Pontoise par devant M.le juge d'instruction, qui, après mon interrogatoire, m'a mis en liberté.

Depuis cette époque jusqu'au premier plébiscite, j'ai dû comparaître trois fois à Pontoise par des mandats de comparution, pour avoir chanté des chansons républicaines, colportage d'écrits séditieux, accusé de faire partie de sociétés secrètes.

Je n'étais jamais tranquille ; la police était toujours derrière moi.

Le 2 décembre, j'avais eu le malheur d'aller à Paris voir ma sœur Mme Talbot, il est vrai un peu pour voir ce qu'il se passait ; l'on a du m'en tenir compte, je m'en suis aperçu plus tard.

Au plébiscite, nous étions réunis une trentaine chez Juiard, marchand de vins, lorsqu'un colporteur de bulletins imprimés, entra dans l'établissement. Nous l'avons grisé, nous lui avons pris et brûlé tous ses bulletins.

Cela se passait le jour du vote ; nous sommes convenus tous de voter non, chose qui fut faite. Mes camarades m'avaient désigné pour protester contre le bureau dont les autorités distribuaient des bulletins oui jusque dans la mairie. Je m'avance donc à la tête et demande au président si la loi permettait et devait tolérer plus longtemps ce qui se passait: La réponse que j'ai obtenue :
«Votez et retirez-vous !
– Mais,
ai-je dit au Président, vous n'avez sur le bureau que des oui, et l'on ne peut pas choisir.
– Voilà du papier, écrivez et pas d'observation.
»

Alors, devant eux, j'ai écrit non, et fait le bulletin de mon père, qui était convenu de voter comme moi. Je ne savais pas que cela devait lui coûter cher, sans quoi je ne l'aurais pas fait.

L'Empire advint. Je me suis fait remarquer à Paris comme opposant. La police m'a gardé à vue ; comme mes amis, j'ai dû me taire.

En 1853, 4 novembre, la maréchaussée, M. le maire en tête, envahit mon atelier, et, au nom de la loi, arrête mon père et moi, procède à une perquisition ; ne trouvant rien de compromettant, ils se sont contentés de nous enchaîner et de nous conduire à la maison d'arrêt de Pontoise.

Le lendemain, 5 novembre, nous sommes comparus par devant M. le juge d'instruction. Là, je ne comprenais plus rien, mon père encore moins : « Nous faisions partie de la société secrète dite: la Marianne” ; je correspondais à Londres avec M. Ledru-Rollin ; je devais tuer Louis-Napoléon, empereur, etc, etc...»

Un incident pendant l'instruction: le juge me montrant des cartes vertes avec des signes symboliques, tels que tête de mort, triangle, compas, serpent, etc... me dit: «Vous connaissez cela, vous faites partie de ceux qui ont cela dans leur poche pour se reconnaître. Je jure que je ne connais rien. Le procureur impérial dit aux juges : «Vous ne voyez donc pas que c'est un lâche qui a prêté serment et qui a peur de la mort». Indigné de ce propos, je dis au procureur qu'il était plus lâche que moi, lui faisant observer que j'étais enchaîné, j'étais leur prisonnier, qu'ils avaient des gendarmes à la porte pour les défendre contre toute agression ou réponse de ma part. Ce mot dit, la sonnette vibre, les bons gendarmes resserrent mes liens, me reconduisent avec fortes bousculades à la maison d'arrêt, où j'ai dû coucher au N° 1, espèce de cachot humide, soixante jours.

Je n'ai subi que cette seule interrogation en cent quinze jours.

Le cent dixième jour, M. Marteau, géolier, vint nous avertir que nous allions partir en déportation pour l'île de Cayenne, et que si nous avions quelque chose à faire dire dans nos familles, que nous le fassions le plus tôt possible.

Était-ce pour nous effrayer, était-ce vrai, nous ne l'avons jamais su.

Une idée me vint à l'esprit, à qui me recommander ? Ma femme était morte ; toutes nos familles nous prenaient pour des brigands, pour des assassins, et ils avaient tous peur que le même sort que le nôtre ne les atteignit. Jai eu un stratagème nouveau: j'ai écrit à M.Trou, aumônier de la prison, dans lequel je le priais de m'entendre un instant avant de partir en déportation, pour le remercier des bons conseils qu'il donnait aux malheureux captifs, le dimanche à l'office.

Ce bon prêtre vient de suite pour m'entendre, je lui dis donc ce que je n'osais dire aux juges, au sujet de Mme de Saint-Aubin, car je savais qu'elle seule était cause de mes malheurs.

(À suivre)

Quelle est cette nouvelle affaire et qui est cette Madame de Saint-Aubin dont il est question ici ? Que nos lecteurs nous pardonnent ce «suspense» digne d'un roman populaire mais ce qui va suivre est tout à fait dans la note romanesque. Nous le conterons dans notre prochain numéro.

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Notes

(1) Il existait pourtant une école à Montmorency. Celle-ci accueillait tous les enfants de la ville, la municipalité prenait en charge, pour les plus nécessiteux, la modeste rétribution due à l'instituteur.

(2) Cf. fac-similé de l'acte de naissance de G.A. Mansion.
Cf. fac similé de l'acte de mariage.

(3) Mansion était vannier. En pays de vignes, l'osier sert à de multiples usages : crible pour l'égrappage du raisin, claies pour le séchage des grappes, filtres, fabrication des hottes.

(4) Ponsin note “Il vaut aujourd'hui (1910) 0,80 F. les deux kilos”.

(5) La crise de 1847 : Elle est en fait le résultat de la conjonction de deux crises :

  • crise alimentaire d'abord. Celle-ci avait été précédée en 1845 par le début de la maladie de la pomme de terre. En 1847 était venu s'ajouter un effondrement de la production céréalière qui provoque une brusque flambée des prix. Le prix de l'hl de blé passe de 18 F pendant l'hiver 1844-1845 à plus de 38 F en avril 1847.
  • crise industrielle ensuite. Mansion en signale les effets immédiats, le chômage de sa femme qui travaille dans l'industrie textile à La Barre. Cette activité fut une des principales victimes de la crise. Labrousse, dans son étude sur la Révolution de 1848, signale que le nombre des faillites dans cette branche atteint des proportions inconnues. Ce sont les “fabricants d'articles de Paris, les marchands de lingerie, de mercerie, marchands de nouveautés” qui arrivent en tête de ces faillites.

    Les ouvriers de Montmorency ont, bien sûr, été frappés de plein fouet. Les délibérations du Conseil Municipal sont pleines d'allusions à cette crise. Par exemple :
    Le 14 août 1846 : Le Conseil Municipal demande le classement de la commune en 3e catégorie des tarifs de prestations (et non en 1ère où il se trouve). Il fonde sa requête sur le fait que la “population de Montmorency ne se compose pas, comme dans le plus grand nombre des autres communes, de laboureurs mais principalement, d'ouvriers et de petits rentiers”.
    Le 14 janvier 1847 : Le Conseil Municipal demande au préfet une subvention pour procurer du travail aux “indigents solides”.
    Le 21 mars 1847 : La Commission administrative de l'hospice (qui fait office de bureau de bienfaisance de la ville), face à “l'extrême cherté du pain et, dans le but de venir au secours de la classe ouvrière”, a voté une somme de 3 000 F à prendre sur les fonds libérés appartenant à l'hospice afin de contribuer à l'achat jusqu'à concurrence de 15c par kg de pain.
    Le 1 avril 1847 : Le Conseil Municipal fait accélérer le début des travaux sur les rues et les chemins menant à la station (de chemin de fer) d'Enghien, car les travaux “donnent de l'emploi à la classe ouvrière”.
    Le 2 mai 1847 : La Fête du Roi et la commémoration des journées de juillet donnent lieu à la distribution de vivres aux indigents.

    Au début de 1848, la situation semble s'améliorer mais “la Révolution éclate dans une société économique encore sinistrée” (Labrousse).

(6) Mansion donna ici une raison politique, mais la vraie raison n'était pas celle-là.

Dès l'origine, les cultivateurs de la vallée de Montmorency furent hostiles au chemin de fer. Ils ne voyaient qu'une chose: c'est qu'on entraverait leur culture, que leurs champs seraient coupés, pleins de feu et de fumée, et qu'ils seraient obligés de faire de grands détours pour gagner les ponts et les passages à niveau.

Aussi en 1844, reçurent-ils fort mal les ingénieurs ; ils ne voulurent pas vendre à manger aux géomètres qui traçaient la ligne, arrachèrent les jalons, et changèrent les numéros des piquets de nivellement.

Les cultivateurs de Deuil ne se doutaient pas que, plus tard, ils vendraient leurs terres trente francs le mètre, alors qu'elles ne valaient guère alors que trente centimes.

La commune de Pierrelaye refusa même énergiquement une station sur son territoire, et ce n'est que plus tard qu'elle la réclama pour écouler facilement ses pommes de terre.

La station d'Enghien sur la ligne Paris-Pontoise a été ouverte aux voyageurs le 11 juillet 1846. En février 1848, elle fut détruite par des émeutiers. Les raisons en furent multiples et probablement complémentaires.

  • Ponsin en cite une (voir plus haut).
  • Mansion en cite une autre, politique celle-là : empêcher les troupes du Nord de venir au secours de Louis-Philippe.
  • Il faudrait ajouter la hargne de tous ceux que ruinait le développement des chemins de fer. Les voituriers, les mariniers sont certainement de ceux-là: «Des bandes armées coupent les ponts de Bezons et de Chatou, détruisent les voies et incendient les gares à Deuil, Enghien, Ermont, HerBlay, Pontoise, Auvers, L'isle-Adam». (E. Bruley - Seine-et-Oise 1928).

Que venait faire Mansion dans tout cela ? Coup de folie, désir de vengeance envers un établissement qui symbolisait la richesse et insultait à sa propre misère ? Qui le saura jamais ? En tout cas, l'affaire coûta cher aux “Chemins de fer du Nord”. Les pertes furent évaluées à 1 100 000 F (les Rothschild par Bouvier).

A.D.

(7) M. Flan, que nous avons connu, était un homme juste et très estimé à Montmorency. Il fut adjoint au maire sous Louis-Philippe, et juge de paix jusqu'en 1868. Il avait épousé la fille de Leturc notre premier maire à l'époque de la Révolution. Il était républicain sans le dire, et contribua certainement à faire élargir Mansion. Sa conduite est ici fort remarquable.

Notes J. Ponsin

(8) J. Ponsin attribue faussement l'idée des Ateliers Nationaux à L. Blanc. En fait, celui-ci avait exposé la théorie des ateliers sociaux qui permettait aux ouvriers de chaque corps de métier de s'associer, ce que nous appellerions de nos jours, l'autogestion. À cette association, M. , ministre des T.P. préféra les ateliers nationaux, ateliers de charité qui transformèrent tout le monde en terrassier. (Aguilhon).

Créés le 28 février, ils furent fermés le 21 juin. Les ouvriers de 18 à 25 ans furent obligés de s'engager dans l'armée, les autres devaient partir en Sologne ou dans les Landes. Ce fut le prétexte de l'insurrection de juin.

À Montmorency, les ateliers nationaux furent employés à la construction du boulevard d'Andilly.

(9) Le vendredi 23 juin, le maintien de l'ordre a été confié à Cavaignac. Son plan, former 3 colonnes. La première, celle du général Bedeau, devait dégager l'Hôtel de Ville; la deuxième, celle du général Damesne, nettoyer le XIIe arrondissement; la troisième, la plus importante, celle de Lamoricière, devait réduire l'émeute du faubourg St Antoine et du faubourg Poissonnier.

Les combats furent acharnés. Dans le faubourg St Denis, Cavaignac dut même reculer. Le 24 juin est la date où furent tués Granday et Train. Si l'on suit la chronologie proposée par Mansion, cela serait le 26, mais à cette date, le faubourg St Denis est déjà tombé et seules la Bastille et la place du Trône résistent encore. Ces journées coûtèrent cher au peuple parisien. 400/500 personnes furent tuées sur les barricades, 3 000 massacrées après les combats par la Garde nationale (à laquelle appartenait Mansion), 11 000 envoyées en déportation en Algérie.

(10) Sylvain Caubert fonda en 1811 la Société de Secours mutuels de Montmorency et des environs. Cette mutualité, une des plus anciennes de France, subsiste toujours; elle a servi de modèle aux nombreuses sociétés qui se formèrent en 1848.

Les anciens du pays se rappellent encore les superbes fêtes de la Société, qui se célébraient à Soisy, dans l'orangerie et le parc de Sylvain Caubert.

(11) Louis Forget, maçon, et son frère Isidor tailleur, étaient petits-fils de Jules Forget qui joua un certain rôle à Montmorency, pendant la période révolutionnaire de 1789-1793.

(12) Anciens murs à enceinte de la ville, construits en 1411 ; il en existe encore des tracés entre la propriété Dézobry et celle du marchand de bois de la place Beauvais; là était le jardin de Maniacque.

La porte Zonvelle n'était pas une forteresse, mais une poterne située au milieu de la rue Saint-Jean ; elle fut démolie en 1810.

Notes de Ponsin

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