Le 11 Novembre de l'année 1600, une princesse naît dans le château de Bracciano près de Rome, demeure des Princes Orsini. Son père, Virginio Orsini, était le petit-fils de Cosme 1er de Médicis, le fondateur de la grande lignée des maîtres de Florence et de la Toscane. Sa mère Fulvia Péretti était la nièce de Félix Péretti, devenu le Pape Sixte Quint. C'est en souvenir de ce grand-oncle prestigieux que la petite princesse fut appelée Marie-Félice. Elle avait sept frères et sœurs. Son baptême fut célébré dans la Basilique de Saint-Pierre de Rome, sa marraine, Marie de Médicis, Reine de France, se fit représenter par la duchesse de Mantoue. Elle fut élevée au Couvent des Religieuses de Saint-Benoît, grandit en beauté et en sagesse, devint une jeune fille charmante au teint clair, aux yeux noirs, profonds et doux. Elle était douée du plus heureux caractère, d'une imperturbable égalité d'âme et d'une raison au dessus de son âge.
À la même époque, Henri 1er de Montmorency épousa Louise de Budos ; il avait 60 ans, elle en avait 20. Elle lui donna le 30 Avril 1595 : un fils, Henri. Le jeune Henri grandit et devint un superbe et excellent cavalier. Il avait les traits fins entourés de belles boucles blondes. On louait jusqu'à son regard légèrement de travers comme celui de tous les Montmorency. Il avait pour parrain Henri IV qui le considérait avec admiration et disait de lui «Voyez comme il est bien fait. Si jamais la maison de Bourbon venait à disparaître, il n'y a pas de famille en Europe qui méritât aussi bien la couronne de France que la sienne». Il charmait. Il avait le don de plaire. À cheval, à la danse, à l'escrime, sa belle prestance impressionnait. À 20 ans, il avait déjà donné les preuves d'un courage éclatant. À la guerre, il jouait sa vie avec une magnifique désinvolture. Sa bravoure, ses mots heureux, son charme personnel autant que sa magnificence fanatisaient ses soldats. Favori des dames de la Cour, sa popularité s'étendait à la foule. Tallemant des Réaux dit de lui : «Il jouissait dune telle vogue qu'il n'y avait pas une femme de celles qui avaient un peu de galanterie en tête qui ne voulut à toutes forces être cajolée et il en est venu des provinces exprès pour tâcher à lui donner dans la vue». Voulant le gratifier di'une riche héritière, son père le maria à 13 ans avec Jeanne de Scépeaulx mais le Connétable omit malheureusement de solliciter l'avis de son parrain Henri IV. Le roi, en quête d'un mari pour sa fille naturelle, Mademoiselle de Vendôme, jeta son dévolu sur ce beau parti qu'était Henri de Montmorency. Sous prétexte de non consommation, il rompit le mariage et procéda à de nouvelles fiançailles avec Mademoiselle de Vendôme, ce qui déplaisait beaucoup au Connétable. Après l'assassinat de Henri IV, Marie de Médicis, marraine de Marie Félice Orsini, entra en scène. Quel brillant parti pour sa filleule que le jeune Henri de Montmorency ! Elle décide le mariage auquel le père d'Henri se prête volontiers. La régente et le jeune Louis XIII signent le contrat le 25 novembre 1613. Marie de Médicis prend sur sa cassette 300 000 livres qelle donne en dot à sa filleule. François Juvénal Orsini, marquis de Traisnel, procède au mariage par procuration. La cérémonie se déroule en grande pompe dans la chapelle du Palais Pitti à Florence. Puis Marie Félice embarque à Livourne sur la galère royale de France, arrive à Marseille et remonte le Rhône. Le Connétable de Montmorency, qui était dans son gouvemement du Languedoc, accourt au devant d'elle à Avignon. Elle l'enchante. Elle arrive la première à Paris le jour où on attend Henri de Montmorency, Louis XIII, qui n'a que 13 ans, attire Marie Félice à une fenêtre du Louvre donnant sur la cour. Soudain, une rumeur emplit l'espace. Montmorency, l'élégant cavalier passe le pont-levis et pénètre dans la cour du Louvre. Le voici dans la salle où Louis XIII lui présente Marie Félicie : «Voici ma cousine et je crois que le choix que nous avons fait ne vous déplaira pas. Vous êtes agréable et beau. Elle n'est pas moins belle. Vous en serez fier». La Reine Mère ajoute : «Je vous la donne comme réunissant en sa personne les mérites et les perfections de plusieurs ensemble». Il se montre charmé. Quant à elle, elle reçoit le coup de foudre. À tout jamais elle se donne à lui. Elle n'aimera jamais que lui. Ce qui fit dire à l'un de ses contemporains : «Elle aima Monsieur de Montmorency de tous les amours quon peut avoir au monde et elle n'aima jamais que lui». L'un des officiers de sa maison a dit d'elle : «Son esprit était intelligent, sage, parfaitement solide, droit dans ses jugements, prudent dans ses conseils et immuable dans ses résolutions. Elle avait aussi la plus belle taille qu'on puisse voir, un port majestueux, une beauté sans artifices, un air impérieux mais agréable et tempéré par une rare modestie et une douceur qui vous gagnait. On ne pouvait la voir sans l'aimer, ni l'aimer sans la craindre et sans la respecter, ayant dans un regard attrayant quelque chose de divin».
Quand le vieux Connétable meurt en Languedoc, son fils doit s'y rendre. Marie Félice veut se retirer à Chantilly. Marie de Médicis ne le lui permet pas et la garde auprès d'elle, mais elle est bien obligée de constater : «Nous navons plus que la moitié de madame de Montmorency. Son corps est avec nous, mais son esprit est en Languedoc».
Lorsqu'elle n'accompagne pas le Duc dans son gouvemement ou lorsqu'il part en campagne, elle se réfugie à Chantilly, objet de sa prédilection. Là, son coin préféré est l'étroit vallon situé au bout de l'étang du parc. Dans ce vallon se trouvait la petite maison construite par le Connétable, père de Henri II. Elle adore y vivre. Elle erre le long des allées à l'ombre des grands arbres. Elle pêche dans l'étang. Elle joue sur l'herbe avec le daim blanc apprivoisé qui bondit en liberté dans le parc. Elle explore le parc à la recherche des cerfs et des biches qui le peuplent. Elle prépare pour son bien aimé ces magnifiques habits qu'il porte avec tant de grâce et sous lesquels il a si grand air. Peu soucieuse de l'éclat de sa parure, elle tire les plus beaux diamants de son écrin pour enrichir le cordon de l'ordre du Roi, que porte son mari. Ce grand amour le touche, mais ses veines charrient une hérédité : l'inconstance de son père et il prend volontiers exemple sur son parrain le Vert Galant. On lui connaît nombre d'aventures sans importance et d'autres plus notoires : Mademoiselle de Choisy, la princesse de Guémenée, Madeleine de Souvré, la Marquise de Sablé. Il ose porter ses regards sur la reine Anne d'Autriche qui reste insensible et le galant ne garde de cette aventure blanche qu'un médaillon où il fit peindre le portrait de la reine. Marie Félice connaît ses infidélités. Elle en souffre et supporte patiemment qu'il cherchât ses petits plaisirs auprès des personnes auxquelles, comme il disait, il donnait des complaisances mais non pas de l'amour. Lui cependant l'aime à sa manière. Il lui témoigne maints égards et il a pour elle d'aimables intentions. Au cours d'une campagne pour lui prouver qu'il pense à elle, il lui adresse ce joli quatrain, allusion aux armoiries d'Orsini dont elle est issue :
«La rose et le serpent d'Ursin
Ont un naturel si bénin
Que la rose n'a pas dépines
Et le serpent point de venin».
Il pensionnait des poètes et ne choisissait pas les plus mauvais. Les plus assidus à Chantilly et à l'hôte1 des Montmorency de la rue Sainte-Avoye à Paris étaient Jean Mairet et Théophile de Viau. Ils chantaient Marie Félice sous le nom de Sylvie et le duc sous le nom d'Alcide ou de Corindon. Et ces surnoms leur sont restés. Marie Félice sera maintenant et pour toujours la Sylvie de la petite maison au bout de Pétang de Chantilly.
Jean Mairet exalte les qualités de la jeune femme.
«Une sagesse peu commune
Jointe à l'éclat de sa fortune
L'éleva toute jeune au lit d'un demi-dieu
Alcide est son époux.»
Il caractérisa avec adresse et vérité les sentiments qui les animent :
«Comme il n'est point de femme aimant comme Sylvie, Aussi n'est-il pas d'homme aimable comme lui».
Jean Mairet fit aussi trois odes sur la vaillance
de Montmorency :
«Là sous l'effroi des canonnades
Ton fier visage a moins pâli
Que quand tu fais tes promenades
Dans tes jardins de Chantilly».
En 1610, débarquait à Paris, en compagnie d'une troupe de comédiens, un cadet de Gascogne, 20 ans, la figure osseuse, le front protubérant, l'œil mal fendu mais plein de feu, les cheveux bouclés, la moustache haut retroussée, et sous la lèvre inférieure, dédaigneusement saillante, la bouche et la pointe de la barbe, taillée court sur les joues. De bonne mine, avantageux, gai, exubérant, hardi comme un page, toujours prêt à lancer une pointe, à tourner une galanterie. Il assaisonne volontiers le tout des pires crudités avec une désinvolture sans pareille. Nul moins que lui ne redoute ce que par antiphrase, sans doute, on est convenu d'appeler le mot propre. Avec cela un précoce talent poétique. Il mène une vie de débauche, court les femmes et aime le vin outre mesure. Originaire de Clairac près d'Agen, il est né gentilhomme. Il s'appelle Théophile de Viau. Il a deux sœurs et deux frères. Toute sa famille est huguenote. Avide de plaisirs, il professe, en fait de religion, l'athéisme. Un beau jour vient à passer une troupe de comédiens de l'hôtel de Bourgogne, il s'y engage en qualité de poète. Il a 19 ans. Après une année de pérégrinations, il aboutit à Paris. Dans les cabarets et les mauvais lieux qu'il fréquente, il rencontre le jeune et jovial Comte de Candale, fils aîné du duc d'Épernon, qui l'introduit à la cour de Marie de Médicis. Il compose tout ce que l'on veut. Il se plaît à déclamer ses vers. Il est doué d'une prodigieuse facilité. Au Louvre, on vient d'apporter une petite figure équestre en bronze à l'effigie du roi Henri IV. En présence du roi Louis XIII, on demande à Théophile son avis sur cette statuette. Sans hésiter, caressant de la main la croupe du cheval, il improvise :
«Petit cheval, joli cheval
Doux au montoir, Doux au descendre
Bien plus petit que Bucéphal
Tu portes plus grand qu'Alexandre»
Les dés sont jetés. Henri reçoit Gaston d'Orléans dans sa province du Languedoc à Mangio. Son capitaine des gardes, Sourdeille, tente vainement de le faire revenir sur sa décision, en lui exposant que les notables des villes voyaient d'un très mauvais œil l'entreprise de Gaston d'Orléans. Mais le Duc était mal informé et son orgueil était trop atteint pour reculer. Lorsque Marie Félicie apprend la décision de son mari, elle le conjure de renoncer à cette entreprise. Trop tard ! le Duc a donné sa parole. Quand Gaston d'Orléans se présente devant Marie Félice elle lui dit : «Monsieur, si Monsieur de Montmorency avait pu déférer aux conseils de sa femme, il ne vous aurait jamais permis l'accès dans la province du Languedoc». La partie se joue le 1er septembre 1632 devant Castelnaudary entre l'armée de Monsieur et l'armée du Roi commandée par Schomberg.
Marie Félicie pendant ce combat était à Béziers. Elle y reçoit la nouvelle. Tous ses os se disloquèrent, dirent des témoins. Elle envoie Monsieur de Maurens à son mari. Dès qu'il le vit, Henri lui dit : «Raconte à ta maîtresse le nombre et la grandeur de mes blessures. Assure la que celle que j'ai faite à son esprit me fait mille fois plus mal que toutes les autres». Il lui confie ensuite ce billet qu'il a écrit de sa main : «Mon cœur, j'ai reçu une singulière consolation de voir Maurens. Je vous assure que mes blessures sont dans l'état qu'il vous dira et que la plus cuisante peine que je ressens dans mes malheurs est de m'imaginer la vôtre. Sortez-en donc pour l'amour de moi, je vous en conjure, puisque la vie est sauve et que Dieu fait tout pour le mieux. Adieu, je suis tout vôtre». Après sa condamnation il envoie cet adieu à Marie Félice : «Mon cher cœur, je vous dis le dernier adieu avec une affection pareille à celle qui a toujours été parmi nous. Je vous conjure pour le repos de mon âme, que j'espère être bientôt au ciel, de modérer vos ressentiments et de recevoir de la main de notre doux sauveur cette affliction. Je reçois tant de grâces de sa bonté que vous devez avoir tout sujet de consolation. Adieu encore une fois, mon cher cœur, adieu». Pendant ce temps, Marie Félice est dans la maison du Gouverneur de Béziers. Deux moines franciscains sont envoyés auprès d'elle pour la préparer à la nouvelle de l'arrêt de mort de Henry II. Ils se retirent sans avoir osé lui parler. Marie Félice a l'intuition de son malheur. En elle un vaisseau se rompt. Pendant huit jours elle nage dans le sang. Quand elle apprend la dureté de Richelieu, elle ne peut maîtriser un mouvement de révolte. Elle envisage de s'embarquer secrètement pour l'Italie, de faire courir le bruit de son naufrage et de se cacher dans son pays natal. Mais elle songe à ce que lui a recommandé son mari dans sa demière lettre et elle décide de ne pas abandonner le pays de celui qu'elle a tant aimé, ni tous les gens qui sont au service des Montmorency. Elle renonce à son projet. Louis XIII la croit coupable et Richelieu pense que c'est elle, filleule de la Reine-Mère, qui a engagé le Duc dans le parti de Gaston d'0rléans. Toutes ses affaires sont saisies, même la couverture de son lit et on lui enjoint de quitter immédiatement le Languedoc. On lui donne à choisir entre Moulins, la Fère et Montargis. Elle choisit Moulins. On la couche dans un lit improvisé dans son carrosse et elle se dirige vers Lyon dans l'espoir de voir son amie la Mère de Chantal, future Sainte Jeanne de Chantal. Sa situation matérielle est critique. L'argent manque. Il faut vendre les chevaux pour pouvoir continuer. À Lyon, elle ne peut pas voir la Mère de Chantal, que l'archevêque de Lyon, frère de Richelieu, a éloignée de la ville. Enfin Marie Félicie arrive à Moulins le 18 novembre 1632. Richelieu lui a fixé résidence dans le vieux château des Ducs de Bourbon, abandonné depuis plusieurs dizaines d'années. Marie Félice des Ursins, Duchesse de Montmorency, qui pouvait à peine se tenir debout, faisait figure de prisonnière. Les religieuses de la Visitation apportent hâtivement au château de quoi meubler sommairement l'appartement où on enferma la duchesse. L'exempt qui la garde lui impose sa présence constante, conformément aux ordres qui lui ont été donnés. Il fait doubler les serrures et mettre des barreaux de fer aux fenêtres. Marie Félicie s'installe dans une petite pièce qui ne reçoit pas le jour. Elle vivra là pendant six mois à lalumière d'un flambeau.
La douleur la courbe au point que parfois sa tête touche ses genoux. Le médecin du duc de Montmorency qui la soigne, l'envoie aux eaux de Bourbon-l'Archambaut, où on essaie de la redresser en la serrant entre deux planches. Plusieurs membres de sa famille et en particulier le Père Orsini, carme déchaussé, font de multiples démarches pour améliorer son sort. Le Père Orsini reste plusieurs mois près d'elle et obtient enfin sa mise en liberté. Il veut l'emmener en Italie. Elle refuse de quitter la France et elle décide en 1634 de se retirer au monastère de la Visitation de Moulins, dont la Supérieure est la Mère Marie Angélique de Bligny. Elle y arrive le jour de la Saint Laurent 1634 et habite d'abord dans une petite maison qui jouxte le monastère et qui existe encore aujourd'hui. Elle retourne prendre les eaux de Bourbon-l'Archambaut et sa santé se rétablit un peu. Louis XIII lui rend ses biens, ce qui lui permet de reprendre à son service ses officiers et ses serviteurs. Elle mène une vie très simple et désormais se consacre aux autres. Elle soigne les malades qui sont dans le monastère. Elle vient en aide à ceux qui ont besoin d'argent. Les anciens soldats de Monsieur de Montmorency viennent la solliciter et elle les aide. Son attitude lui vaut la grande considération de tous les habitants du pays. Le gouverneur du Bourbonnais lui demande des conseils sur des causes criminelles et sur des rivalités de familles. Elle apaise les différends avec cet esprit d'équité et de sagesse que son mari se plaisait à lui reconnaître. En 1638, Madame de Chantal vient au monastère de Moulins. Les deux amies ont de longues conversations au cours desquelles Marie Félicie envisage de se faire religieuse. Madame de Chantal repartie, une correspondance active s'établit entre elles. Marie Félicie dénoue un à un les liens qui la rattachent encore au monde. Elle avait une bague sur laquelle se trouvait un gros diamant qui recouvrait une miniature représentant Henri de Montmorency. Elle se défait du diamant et de la bague, mais conserve la miniature, que les sœurs de la Visitation ont conservée précieusement jusqu'à nos jours. Madame de Chantal revient en décembre 1641 et tombe malade à Moulins. Marie Félice la soigne jour et nuit. Madame de Chantal lui fait ses demières recommandations et s'éteint au couvent de Moulins. La Duchesse dit : «Après la mort de Monsieur de Montmorency, je n'ai pas eu de douleur plus vive». Mais le monde ne l'oublie pas. Anne d'Autriche lui écrit des lettres affectueuses. Gaston d'Orléans, responsable de la mort de son mari et qui, plus est, s'est approprié certains de ses biens, a le toupet de venir la voir. Marie Félice le reçoit. Gaston d'Orléans sortit, paraît-il, en pleurs de cette entrevue. En 1642, la ville de Moulins s'apprête à recevoir la Cour de France. À cette nouvelle, Marie Félice est prise de tremblements terribles et éclate en sanglots. Un officier de Louis XIII se présente à elle et la complimente de la part du roi. Elle lui répond : « Monsieur, vous direz s'il vous plaît au roi que j'ai été bien surprise que sa Majesté conserve encore en son souvenir une si malheureuse créature». L'officier se retire. Un autre se présente de la part du Cardinal de Richelieu. La réponse de Marie Félice atteint à la simplicité et à la grandeur cornélienne : «Monsieur, dites à votre maître, que mes larmes parlent pour moi et que je suis bien sa servante» Lorsqu'on lui répète ces paroles, Louis XIII s'écrie avec admiration : «Elle sera toujours la plus sage». En quelques mois les principaux acteurs du drame disparaissent. Marie de Médicis meurt misérablement en exil le 3 juillet 1642. Le Cardinal de Richelieu meurt le 4 décembre. Marie Félice dit de lui : «Tout est fini pour lui. Rien ne peut à présent le servir que les prières, et c'est peut-être ce que l'on songera le moins à lui donner. Il faut que la charité chrétienne supplée à l'oubli du monde». Elle fait dire des messes pour le repos de son âme. Enfin le 14 mai 1643 Louis XIII disparaît à son tour. Marie Félice écrit à Anne d'Autriche. Après avoir lu sa lettre, Anne d'Autriche dit à son entourage : «Madame de Montmorency s'est élevée par sa vertu au-dessus du monde. Mon Dieu, que cette lettre est belle !».
Avec la régence d'Anne d'Autriche, le climat politique change et devient favorable à Marie Félice. Elle obtient de faire revenir auprès d'elle les restes de son mari. Elle décide de faire élever un mausolée pour lui et elle dans une nouvelle chapelle qu'elle projette de faire construire dans le monastère des Visitandines de Moulins. En octobre 1644, les officiers de la Duchesse partent pour Toulouse en grands habits de deuil. Après d'innombrables démarches, le 1er mars 1645, le cercueil de plomb est ouvert pour constater l'identité du corps, que l'on retrouve intact. On place le cercueil dans le carrosse du fidèle Monsieur de Sourdeilles, l'ancien capitaine des gardes du duc. On 1e recouvre d'un drap de velours noir lamé d'argent et semé d'écussons aux armes des Montmorency. Huit chevaux tirent le carrosse. La cour obéit à un reste de méfiance et interdit que le cortège traverse les grandes villes pendant le jour. Le cortège ne s'arrête que dans les villages, où on dit des messes basses. Le 16 mars, le cortège pénètre dans le monastère des Visitandines de Moulins. Marie Félice se tient debout dans le chœur, à sa place habituelle. Elle n'a pas un mouvement, mais elle pleure. Après la cérémonie, elle reste seule auprès de lui. Elle confie au sculpteur Anguier, auteur de la Porte St Denis à Paris, 1'exécution du mausolée.
Pour la chapelle, elle choisit 1'architecte Lingrée et le sculpteur Coustou. Elle pose la première pierre de la chapelle le 21 juillet 1648. Cette chapelle existe toujours. La chapelle est terminée en 1654 et le mausolée est placé en 1655. Lorsqu'on transporte Henri de Montmorency dans cette demeure définitive, Marie Félice reste une dernière fois et longuement avec lui. Elle dira : «Que je suis heureuse d'avoir pu loger dans un même lieu mon Dieu et mon époux l» Elle a voulu que le mausolée explique ce qu'était Henri de Montmorency par sa naissance, sa valeur et ses vertus naturelles. Elle fait entourer le sarcophage de quatre statues. En bas, la force, la libéralité. Plus haut, le courage militaire et la foi. Au-dessus du sarcophage, elle met un motif central composé d'une urne et de deux angelots, symbole de l'immortalité. Le tout est couronné par un grand fronton où se détache sur un manteau d'hermine, le blason des Montmorency, encadré de l'ordre du Roi. Une ancre rappelle que Henri II fut grand amiral de France. Le tout est surmonté du casque empanaché du Duc. Sur le sarcophage, au premier plan, est étendu Henri, revêtu de sa précieuse armure ciselée, le bâton de maréchal dans sa main gauche. Un peu en retrait, la Duchesse, les yeux levés vers le ciel. Lorsqu'en 1792, les sœurs de la Visitation furent expulsées du monastère, les tombeaux furent profanés. C'est grâce à l'esprit d'à propos d'un habitant de Moulins, Monsieur Dufour, que fut sauvé le mausolée. S'adressant aux démolisseurs, Monsieur Dufour leur dit : «Eh quoi ! citoyens ! n'allez-vous pas respecter la tombe de ce bon républicain, mort victime du despotisme des anciens rois ?» Les démolisseurs s'en allèrent. C'est ainsi que ce merveilleux tombeau parvint intact jusqu'à nous. Marie Félice fit omer le maître autel de la chapelle par une toile peinte de Piétro de Cortonne représentant la présentation de Marie au temple. Ce tableau est un véritable portrait de famille. Le grand Prêtre du temple a les traits du Pape Sixte Quint, oncle de Marie Félice. La vierge Marie enfant a les traits de la fille de Camille Orsini, princesse Borghèse. À la droite du grand prêtre, nous voyons Isabelle Orsini, duchesse de Guastalla, sœur de Marie Félicie. À la gauche du grand prêtre se trouvent :
Les autres personnages sont :
D'illustres visiteurs viennent la voir. Madame de Longueville se réfugie près d'elle. L'abbé Olier, le fondateur de l'ordre de Saint Sulpice, s'entretient longuement avec elle et dit en la quittant : «je viens de voir une des plus grandes servante de Dieu sur la terre». On lui donne à éduquer Mademoiselle de Ventadour et Mademoiselle de Valencay. À la nouvelle du supplice de Charles 1er d'Angleterre, elle envoie un courrier à sa veuve, Henriette de France, qui vient chercher du réconfort auprès d'elle à Moulins. La Reine Christine de Suède en route pour Rome passe la voir. Marie Félice décide alors d'entrer dans l'ordre de la Visitation. Le 30 septembre 1657 elle reçoit le voile des novices. Elle qui, jadis, savait mieux que personne porter sa qualité, se livre maintenant aux mêmes travaux que les sœurs sacristines auxquelles elle est adjointe. Sa cellule est la même que celle des autres sœurs. Elle remet à la Supérieure ses papiers, ses souvenirs, les portraits des siens. Les sœurs les ont conservés pieusement jusqu'à nous. Le 6 octobre 1658, elle prononce ses voeux solennels. Le drap mortuaire sous lequel elle sétend devant l'autel est celui qui avait recouvert le cercueil de Toulouse à Moulins. Elle écrit au Pape Alexandre VII pour la canonisation de St François de Sales. Elle souffre d'asthme. La Sylvie aux yeux noirs, à la taille avantageuse, qui, jadis, vêtue de sa robe blanche, radieuse de jeunesse et d'amour, écoutait en souriant les vers de Théophile sous les ombrages de Chantilly, est aujourd'hui, sous le voile noir des sœurs de la Visitation, une petite vieille voûtée et courbée par le mal. Mais sa fidélité à Dieu et à son mari la soutient inexorablement. Le jeune Roi Louis XIV avec la Reine Mère et toute la Cour, revenant de Lyon, font une halte à Moulins. Le Roi la contemple dans son étroite cellule et lui dit : «Vous n'auriez pas cru, Madame, jamais voir tant d'homme ! dans votre petite chambre. Je suis persuadé qu'il n'y en a pas un à qui il ne soit utile d'y être entré». Le duc d'Orléans, frère du roi, s'écria : «Est-il possible que dix pieds carrés d'espace fassent aujourd'hui l'habitation de Madame de Montmorency !».
En dépit de la maladie, de l'asthme, des rhumatismes qui la tenaillent, elle se dévoue à ses compagnes. En 1665, elle est élue Supérieure.
Elle éprouve une suprême joie le jour où elle préside aux fêtes de la canonisation de St François de Sales. Un jour de mai 1666, une efrayante quinte de toux l'oblige à quitter l'offîce. Après deux jours de répit, un grand frisson de fièvre la secoue. Elle crache le sang. Les médecins perdent tout espoir. Elle se confesse. Elle console les novices qui pleurent à sonchevet. Elle serre contre son cœur le cœur de la Mère de Chantal, conservé dans une urne de cristal. Elle s'éteint doucement le 5 juin 1666 et alla reposer auprès de son mari dans le beau mausolée.
Son cœur embaumé est demeuré avec celui de la Mère de Chantal jusqu'à aujourd'hui entre les mains des sœurs de la Visitation. Sa filleule Marie Félice de Budos a fait d'elle un magnifique portrait posthume dans une lettre à sa sœur la Duchesse de Saint Simon : «...Je pourrais vous dire, ma chère sœur, que son âme noble et élevée était capable de faire des actions plus illustres que les Romains de l'Antiquité. Il n'y avait rien de petit en elle. Sa libéralité allait jusqu'à la magnificence. Elle n'a jamais regardé les biens comme quelque chose de précieux et elle aimait naturellement de donner ce que les autres conservent avec tant de soins. Ni la prospérité, ni la grandeur ne l'enflaient. Je vous avouerai, ma chère sœur, que son naturel était passionné. Les passions de Madame de Montmorency n'avait rien de bas. Jamais il n'y eut au monde une affectation si forte, si durable et si soutenue que la sienne pour Monsieur de Montmorency».
Lorsque les vapeurs légères montent de la forêt au bout de l'étang de Chantilly, n'est-ce pas l'ombre blanche de Marie Félice qui revient errer dans les brumes du soir, son ombre anxieuse de retrouver en ces lieux aimés le souvenir des chers instants de son bonheur ?
Jean René Dufort
Dernière mise à jour le 22/03/2024 à 08:46:50.
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